Certains patients arrivent à l’urgence après avoir consommé du cannabis. Ils peuvent être en proie à une crise de panique ou d’anxiété paroxystique ou présenter des symptômes psychotiques. Leurs palpitations peuvent leur fait craindre un problème cardiaque. Plusieurs ont un état de conscience altéré ou une légère surdose.

Souvent, ces symptômes se dissipent en quelques heures. Mais tout n’est pas fini. « Il faut s’assurer que l’on ne perde pas de vue ces gens-là, parce qu’ils présentent un risque important d’avoir d'autres complications ou d’autres problèmes de santé liés directement ou non au cannabis », affirme le Dr Didier Jutras-Aswad, chef du Département de psychiatrie du Centre hospitalier de l’Université de Montréal et chercheur s’intéressant aux effets du cannabis.
Parmi les risques potentiels, il pourrait y en avoir un qui touche plus particulièrement les personnes de 45 ans et plus : l’apparition d’une démence ultérieure. Une étude canadienne, publiée dans le JAMA Neurology1, vient de montrer que 5 % des personnes de ce groupe d’âge s’étant rendues à l’urgence ou ayant été hospitalisées après la consommation de cannabis ont reçu un diagnostic de démence au cours des cinq ans suivants. Cela n’a été le cas que de 1,3 % des personnes appariées de la population générale et de 3,6 % des personnes appariées s’étant présentées à l’urgence pour d’autres raisons. Après l’ajustement en fonction des données sociodémographiques, de la consommation antérieure de substances psychoactives, des soins en santé mentale et des maladies chroniques, le risque des patients plus âgés qui avaient pris du cannabis était de 72 % plus élevé que celui des sujets de la population générale et de 23 % que celui des personnes étant allées à l’urgence pour d’autres motifs.
Les chercheurs, le Dr Daniel Myran, du Département de médecine familiale de l’Université d’Ottawa, et ses collaborateurs ont effectué leur étude à partir des données de santé de 2008 à 2021 de tous les Ontariens de 45 ans et plus qui n’avaient initialement pas eu de diagnostic de démence. Parmi ces personnes, 16 275 ont reçu des soins de courte durée à cause de la consommation de cannabis. Leur âge moyen était de 55 ans.
Certaines vulnérabilités
« Le cannabis produit de nombreux effets sur le plan neurobiologique, notamment sur le plan cognitif. Cela étant dit, bien que ces résultats soient robustes, il faut les mettre en perspective. On parle de hausses du taux de démence associées au cannabis de 72 % et de 23 %, pas d’une multiplication du risque par quatre ou cinq. Il importe aussi de se rappeler que ce type d’étude ne permet pas de conclure à un lien causal », précise le Dr Jutras-Aswad, également professeur titulaire au Département de psychiatrie et d’addictologie de l’Université de Montréal.
L’étude, malgré ces précisions, aurait d’importantes implications. « Quand quelqu’un se présente dans le réseau de soins après avoir consommé du cannabis, c’est une espèce de drapeau rouge. Il devrait donc bénéficier d’un suivi », affirme le Dr Jutras-Aswad.
Les patients plus âgés peuvent avoir certaines vulnérabilités. « On peut penser que ces personnes, qui ont un cerveau possédant parfois un peu moins de réserves cognitives, peuvent être plus affectées par l’usage de cannabis. Cette information doit d’ailleurs leur être communiquée quand on discute avec elles de leur consommation de substances psychoactives. »
Leur situation ressemble un peu à celle des jeunes présentant une psychose après avoir pris du cannabis. « On sait qu’une proportion importante de ces derniers vont recevoir un diagnostic de trouble psychotique. Donc, même si leurs manifestations aiguës se dissipent après quelques heures, il faut s’assurer de ne pas les perdre de vue », indique le psychiatre.
Le phénomène des personnes plus âgées arrivant à l’urgence ou étant hospitalisées après la consommation de cannabis devient par ailleurs de plus en plus fréquent. En Ontario, le taux annuel des gens de 45 ans et plus dans ce cas a augmenté de 5,4 fois entre 2008 et 2021, a observé l’équipe du Dr Myran. Chez les personnes de 65 ans et plus, il s’est accru de 27 fois.
La nature du lien ?
Quel serait le lien entre cannabis et démence ? L’association qui ressort de l’étude ne doit pas être interprétée comme un rapport de cause à effet, avertissent les auteurs. Le lien ne serait d’ailleurs pas forcément direct.
« Il est bien connu que le cannabis est associé à une panoplie de facteurs qui, eux, sont liés à la démence », mentionne le Dr Jutras-Aswad. Ainsi, la consommation de cannabis, surtout dans le cas d’un trouble lié à son utilisation, peut être associée à une plus grande prévalence de maladie cardiovasculaire, de traumatismes crâniens (à cause de collision de véhicules à moteur) et d’autres blessures, de dépression et d’isolement social. Ces facteurs pourraient en partie expliquer les résultats de l’étude.
La relation entre le cannabis et la démence pourrait par ailleurs être inversée. « Il est tout à fait possible que des gens qui recevront un diagnostic de démence dans les années suivant une visite à l’urgence à cause de la consommation de cannabis aient déjà des vulnérabilités sur le plan cognitif. Cette fragilité pourrait faire en sorte qu’ils ont plus de risque d’aller à l’hôpital s’ils consomment du cannabis. » Leur arrivée à l’urgence pourrait ainsi être un signe précurseur d’une démence en développement.
Autre hypothèse qui doit être envisagée : un lien de causalité entre le cannabis et la démence. « Il y a certaines raisons théoriques de penser qu’il pourrait être réel, mais cette étude-là ne permet pas de le confirmer », souligne le psychiatre.
Les effets cérébraux
Quels sont les effets du cannabis sur le cerveau ? De manière globale, le tétrahydrocannabinol (THC) perturbe le fonctionnement cérébral. « Il module notamment le système endocannabinoïde, qui est présent un peu partout dans le système nerveux central. Il le fait souvent de façon non pathologique. Les gens ressentent de l’euphorie et ont un sentiment de relaxation », indique le Dr Jutras-Aswad
Le cannabis peut aussi entraîner une altération transitoire des fonctions cognitives de façon aiguë. « En général, quand ses effets s’estompent, les facultés reviennent à la normale. Cependant, chez les gens qui en consomment chroniquement, on voit une diminution de certaines fonctions cognitives, comme la mémoire, l’attention et la prise de décision, qui peut durer plus longtemps. »
Une consommation importante présente par ailleurs des risques. « La perturbation provoquée par le THC sur le cerveau, surtout si elle est très intensive et causée par des produits puissants chez des gens qui ont des vulnérabilités sur le plan biologique, peut avoir des effets négatifs sur le plan de la cognition, mais aussi parfois de la santé mentale », souligne le chercheur clinicien. Le cannabis a notamment été associé à des risques de symptômes psychotiques, de dépression, d’anxiété et d’idées suicidaires.
Personnes plus âgées
Le nombre d’adultes de 50 ans et plus qui prennent du cannabis ne cesse de croître. En Ontario, la proportion de ceux qui en ont consommé au cours de la dernière année est passée de 5 % en 2010 à 22 % en 20231. Le Dr Jutras-Aswad a lui aussi noté une augmentation de l’utilisation du cannabis chez les personnes plus âgées. Beaucoup y recourent pour des raisons thérapeutiques. « Le plus souvent, toutefois, elles le font pour des symptômes pour lesquels on n’a pas de données scientifiques. »
Certains bienfaits du cannabis sont prouvés : la réduction de la douleur et la diminution de la perte d’appétit liée à des problèmes précis. « Quelques données montrent aussi l’efficacité du cannabis pour les spasmes, comme dans le cas de la sclérose en plaques. Certaines molécules, comme le cannabidiol, peuvent également être indiquées pour certaines formes spécifiques d’épilepsie. Cependant, les gens emploient plutôt le cannabis pour traiter l’insomnie ou améliorer leur humeur, des problèmes pour lesquels on a moins de données probantes. »
Depuis 2015, où l’utilisation du cannabis à des fins médicales avait été légalisée depuis peu et où son utilisation à des fins non médicales a été annoncée, le Dr Myran et ses collaborateurs ont vu bondir le nombre de personnes plus âgées ayant besoin de soins de courte durée après la consommation de cannabis. Et pour ces patients, un suivi est important. « On devrait leur offrir un dépistage cognitif », affirme le Dr Jutras-Aswad.
Bibliographie
1. Myran D, Pugliese M, Harrison L et coll. Risk of dementia in individuals with emergency department visits or hospitalizations due to cannabis. JAMA Neurol 2025 ; 82 (6) : 570-9. DOI : 10.1001/jamaneurol.2025.0530.