
Comparaissant devant la commission parlementaire sur le projet de loi 106, le Dr Marc-André Amyot, président de la FMOQ, ne venait pas muni de chiffres et de statistiques. Il était simplement accompagné de trois médecins du terrain. Trois cliniciens qui pratiquent dans un contexte différent et craignent le pire à cause de ce nouveau projet de loi sur la responsabilité collective des médecins concernant l’accès aux soins.
Le président voulait s’assurer que les élus comprennent bien la situation. « Il faut cesser d’évaluer le travail des médecins de famille uniquement sur la base des rendez-vous effectués en clinique. Car on néglige alors tout un pan moins connu de leur travail », a-t-il précisé. Il y a ainsi tous ces « médecins qui travaillent dans des hôpitaux qui savent à quelle heure ils commencent et qui ne savent jamais à quelle heure ils finissent, qui assurent des gardes de jour, de soir, de nuit, de fin de semaine, qui enseignent à nos futurs médecins, qui font 30 000 accouchements par année, qui font des soins à domicile, de l’aide médicale à mourir, de l’urgence, du CHSLD », a expliqué le Dr Amyot, qui a rapidement laissé la parole à ses collègues.
Des médecins qui travaillent fort

La Dre Pascale Breault a lu chaque ligne du projet de loi 106 et elle est inquiète. « Dans les bureaux du ministère de la Santé, à Québec, on ne comprend fondamentalement pas c’est quoi la médecine familiale. On ne comprend pas ses défis et on ne comprend pas ses besoins », a-t-elle constaté.
Elle-même travaille plus de 300 jours par année. « Pas juste au bureau, c’est vrai. J’enseigne, je forme la relève, je soigne des patients à domicile, j’aide des Québécois à mourir dignement et je fais de l’hôpital aussi. »
L’automne dernier, le tiers des médecins de son groupe est parti. Elle et ses collègues ont dû se relever les manches et augmenter leurs tours de garde. « Des gardes de sept jours, de 24 heures chacune. On l’a fait pour soigner nos plus malades et éviter qu’ils attendent trop longtemps sur des civières à l’urgence. « Le projet de loi 106 menace cet équilibre précaire. « Je ne peux pas être à deux places en même temps », a dit la Dre Breault.
L’éventuelle loi ne passera pas le test de la réalité, estime la clinicienne. Son réseau local de services d’Hochelaga-Maisonneuve compte 34 médecins répartis dans deux GMF. « Il n’y a pas d’autre clinique. Mais il y a malheureusement 25 738 patients orphelins encore. Si le projet de loi 106 est adopté, mon équipe devra supporter 16 000 patients additionnels. Actuellement, on a soin de 13 000 patients, on le fait bien et on respecte nos obligations. »
Le ministère, en revanche, ne respecte pas ses engagements, dénonce la médecin. Dans son équipe, il manque deux infirmières, une ergothérapeute et une travailleuse sociale. Par ailleurs, l’État devrait en faire plus. « Notre CLSC ferme ses portes le week-end, empêchant de faire entrer des patients, alors que nous on fait du sans rendez-vous tout seuls au deuxième étage. Donc, où sont la responsabilité et l’imputabilité du gouvernement dans l’accès à la première ligne ? »
La Dre Breault est particulièrement préoccupée par le genre de médecine qui attend ses patients si le projet de loi est adopté. « Les données scientifiques sont claires là-dessus. Quand on priorise le volume, le temps de consultation diminue et la qualité aussi. Systématiquement, ce sont les plus vulnérables qui en paient le plus gros prix. »
Le gouvernement doit saisir ce qui se passe sur le terrain. « Avant de contrôler la médecine familiale, (...), je suggère qu’on commence d’abord par la comprendre. »
Des médecins qui pratiquent malgré leurs limites

La Dre Isabelle Gaston travaille elle aussi dans un CLSC. Elle suit des patients en clinique et fait un peu de soins à domicile. Elle s’occupe du bébé jusqu’à la personne en fin de vie. « Je ne laisse tomber personne. »
Clinicienne ayant connu d’importants drames personnels, elle tenait à être présente à la Commission sur le projet de loi 106 pour représenter les milliers de médecins qui, comme elle, ont dû réduire leurs heures de travail. Des soignants qui tiennent à prendre soin de leurs patients malgré leurs limites.
Moins solide, moins rapide qu’avant, la Dre Gaston aurait pu complètement cesser de pratiquer. « Mais quand tu as un cœur, tu te dis : "Je vais en prendre moins, je vais ralentir, mais je vais le faire bien". »
Le discours du gouvernement à l’égard des médecins dans sa situation l’a blessée. « Insinuer qu’on est paresseux, ce qui veut donc dire qu’on éviterait l’effort, c’est très mal connaître les médecins de famille du Québec. Pire encore, ça serait notre faute, la gang des paresseux, si 1,7 million de gens n’ont pas accès au système de santé », a-t-elle mentionné.
Certaines mesures du projet de loi 106 ont ébranlé la clinicienne. « Juste de penser que, par ma faute, tous mes collègues pourraient être pénalisés de 25 % de leur rémunération, je trouve ça inhumain. Franchement, je n’ai pas besoin de ça. »
La Dre Gaston, que la Régie de l’Assurance maladie du Québec (RAMQ) considère comme une travailleuse à temps partiel, s’est par ailleurs mise à compter ses heures de travail. « Savez-vous quoi ? Je dépasse souvent et très aisément ce qui est considéré comme un temps plein au Québec. » Le système de la RAMQ ne comptabilise pas toutes les heures, a-t-elle constaté.
Devant la perspective de l’adoption du projet de loi, la Dre Gaston s’inquiète également pour ses patients les plus vulnérables. Les gens âgés, handicapés, dépressifs. Ceux qui sont moins outillés. « Inévitablement, ils vont être tassés, parce qu’on va miser sur le volume plutôt que sur les soins dont ils ont besoin. »
Le « trou » de 15 semaines expliqué

D’entrée de jeu, le Dr Benoit Heppell avoue avoir un point commun avec le ministre Christian Dubé : sa passion pour les statistiques. Il en cumule depuis des années sur sa clientèle, sa performance, la consommation de soins, leur pertinence, les coûts.
Dans sa collecte de chiffres, une statistique a frappé le médecin. « Cinquante pour cent des rendez-vous que je donne en première ligne annuellement pourraient être faits par un autre professionnel. Cinquante pour cent ! À moi seul, c’est 650 rendez-vous que je pourrais offrir à des patients sans médecin de famille qui ont besoin de voir un médecin. » Mais il faudrait plus d’infirmières, de travailleurs sociaux, de psychologues, de nutritionnistes, de physiothérapeutes. « Malheureusement, en première ligne et en GMF, l’accès à ces professionnels-là est insuffisant. »
Les chiffres du Dr Heppell lui ont également permis de faire une autre découverte : ce qui se cache derrière le « trou » de 15 semaines par an pendant lesquelles les médecins de famille n’atteignent pas le seuil minimal de facturation. Une donnée révélée par la récente étude des HEC, Évolution récente de l’offre de services médicaux et de la rémunération des médecins au Québec, commandée par le gouvernement. « Je suis retourné à mes chiffres ce week-end, à mes données de facturation, à mes agendas, et moi aussi, j’arrive au même calcul. Je passe 37 semaines complètes, à 40 heures semaine, en temps clinique avec mes patients. Je suis 15 semaines dans un trou noir comme les autres. »
Le Dr Heppell a alors cherché. Il a bien pris quatre semaines de vacances, où il a néanmoins un peu travaillé. Mais ensuite ? « J’ai passé quatre semaines complètes, à raison de 40 heures par semaine, seul devant mon ordinateur, à faire de la paperasse. Un mois complet dans une année ! J’ai fait de l’enseignement, j’ai fait de la gestion, j’ai fait de la formation continue. J’ai travaillé à temps plein toute l’année, mais la RAMQ pense que je ne travaille pas presque quatre mois par année. »
Le Dr Heppell retient de l’étude des HEC sa conclusion. « L’objectif n’est pas uniquement de mesurer la performance, mais aussi de favoriser une compréhension commune de la pratique médicale et de son évolution. C’est en construisant cette compréhension commune que les différents acteurs pourront, ensemble, apporter des changements significatifs au bénéfice d’une population dont les besoins ne cesseront de croître dans les années à venir. »